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Les Grands Noms du Jazz (14)

DIZZY GILLESPIE (1917/1993)

L’excentrique. Trompettiste virtuose.
Sa trompette au pavillon incliné vers le haut, ses joues gonflées à bloc comme celles d’un crapaud, sa joie de vivre et son humour ravageur sont pour beaucoup dans sa popularité auprès du grand public. Les jazzfans pointus, eux, le vénèrent. Comme l’un des pères fondateurs du jazz moderne dans les années 40. Son style spectaculaire, original, expansif et… joyeux, en concert comme dans les enregistrements de sa longue carrière, les séduit et les enthousiasme.  Enfin, pour ses pairs, il est considéré comme un virtuose hors normes. Sa virtuosité qui exploite toutes les possibilités sonores de la trompette, jusqu’à ses notes les plus hautes, se caractérise par un jeu risqué, rapide, acrobatique, impressionnant…
Trompettiste, mais pas que. Dizzy était aussi… chanteur (désopilant !), compositeur prolixe (cf entre autres son célébrissime thème « A night in Tunisia ») et chef d’orchestre (petites formations et big bands).
John Birks Gillespie, son véritable patronyme, est le benjamin d’une famille de musiciens de neuf enfants. Initié à la musique dès l’âge de 4 ans il débute au trombone mais très rapidement, à 12 ans, il choisit définitivement la trompette. Boursier il est admis dans un un cursus d’études musicales de haut niveau… qu’il abandonne à 18 ans pour devenir musicien professionnel.
A 20 ans il débarque à New-York où il multiplie les expériences en jouant dans différentes formations. Il s’y fait remarquer, pas seulement comme excellent instrumentiste (impressionnante vitesse de jeu, improvisations débridées…), mais aussi par ses multiples facéties ! Son côté farceur lui valent le surnom de « Dizzy »… « Diz » dans l’argot des jazzmen d’alors était synonyme d’un peu « cinglé » ! Dizzy : « tout fou mais… pas fou ! », comme l’a écrit un de ses biographes.
Cab Calloway très populaire à la fin des années 30. En 1939 il engage Dizzy dans son grand orchestre. Il a 22 ans. Il reste presque 3 ans avec Cab Calloway, en dépit de leurs relations, humaines et musicales, pas vraiment très chaleureuses… Calloway trouve que les solos de Diz ressemblent à de la « musique chinoise » ! Mais surtout, les farces quotidiennes de Dizzy l’agacent…. Notamment des jets de boulettes de papier dans le dos du « chef » pendant les concerts… Dizzy est finalement licencié. Mais ses qualités de soliste et de bon « lecteur » de partitions lui permettent de retrouver immédiatement de nombreux engagements. Comme, entre autres, avec Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins, Earl Hines ou Duke Ellington.
Au milieu des années 40 Dizzy participe très activement à la naissance du style be-bop (le jazz moderne). Fort tard dans la nuit (« after work »… après le boulot « alimentaire »!) de jeunes et talentueux musiciens se retrouvent dans quelques clubs new-yorkais pour de légendaires jam-sessions. Charlie Parker, Thelonious Monk, Kenny Clarke, Charlie Christian, Bud Powell et beaucoup d’autres inventent ainsi, en improvisant, une nouvelle forme de jazz. Tout en prolongeant toutes les qualités du jazz classique (le jazz swing des années 30) ils innovent : vitesse d’exécution, acrobaties musicales, harmonies originales… Dans la foulée en 1947 Dizzy introduit des rythmes venus de Cuba dans le jazz en intégrant de spectaculaires percussionnistes dans ses groupes. Bingo ! Be-bop et jazz afro-cubain : deux musiques qui vont le faire triompher dans le monde entier.
Venu à Paris en 1948 avec son grand orchestre, composé de jeunes be-boppers, Dizzy a déclenché une bataille d’Hernani… Des intégristes du « vrai jazz » se sont violemment affrontés verbalement (et même, paraît-il, un peu, physiquement) dans les couloirs de la Salle Pleyel avec les modernistes fans du be-bop. Dizzy avait mis « à feu et à sang » le petit monde du jazz parisien ! Dans ses mémoires (To Be or Not to Bop) il a raconté que cela l’avait beaucoup amusé !
Avec une personnalité aussi flamboyante, drôle et emblématique que Dizzy le jazz moderne a été très vite programmé, sans problème, dès les années 50 dans moult concerts et festivals à travers le monde.
A ce propos un bel exemple, tout près de Pau : Jazz in Marciac. Au début, à partir de 1978, les fondateurs du festival gersois avaient décidé d’axer leur programmation sur le jazz traditionnel. Mais découvrant que Juan les Pins, Nice, Nimes avec des têtes d’affiche « modernes » obtenaient des audiences fort importantes, il fut décidé d’ouvrir Marciac au jazz moderne… Qui fut choisi pour cette ouverture ? Dizzy bien sûr ! Et, en 1985, sous un petit chapiteau Dizzy a fait un malheur. Il est revenu ensuite plusieurs fois, avec grand succès à Marciac, dans différentes formules. Et sous des chapiteaux de plus en plus grands…
En 1956 les Etats Unis l’ont nommé officiellement, « Ambassadeur du jazz », pour faire connaître le jazz dans le monde. Choix judicieux.
En 1964 il s’était déclaré candidat à l’élection présidentielle américaine. Toujours son sens de l’humour, dans son programme: rebaptiser la Maison Blanche pour en faire la Maison du Blues !
Il adorait la France qui le lui rendait bien. Lors d’un Grand Echiquier, Maurice André l’immense trompettiste classique qui considérait Armstrong et Gillespie comme des génies de la trompette, avait « coudé » en direct dans un grand éclat de rire, en le tordant, le pavillon de son instrument pour rendre hommage à Dizzy !

Les Grands Noms du Jazz (13)

JOHN COLTRANE (1926/1967)

Génie foudroyé.
La vie de John Coltrane, géant du saxophone, est un étonnant roman d’apprentissage. Une lente progression vers les sommets. Aux côtés de très grands musiciens qui l’ont adoubé. Après des débuts modestes au saxophone alto dans différents petits orchestres de rythm and blues, il est engagé en 1949, au saxophone ténor, dans le grand orchestre de Dizzy Gillespie. Puis, après avoir joué dans différents groupes de « be-bop » (le jazz moderne) il est recruté en 1955 par Miles Davis. Tournant décisif dans la carrière de « Trane » (son surnom).
Miles Davis, exceptionnel découvreur de talents pendant toute sa carrière, a perçu les immenses qualités de Coltrane. Dans son mythique quintet du milieu des années 50 Miles Davis joue habilement du contraste entre son jeu cool et concis et celui de Coltrane volubile et puissant.
Mais comme Charlie Parker, que Trane admire profondément, il « tombe » dans deux addictions profondes: alcool et héroïne. Miles victime quelques années auparavant des mêmes tourments, avait su s’en « sortir ». Par une méthode assez incroyable, dite de la « cold turkey » (la dinde froide!). Celle ci consiste, sans entrer dans une longue cure de désintoxication médicale, à se faire enfermer, sans nourriture et sans drogues, à double tour dans une pièce pendant quelques jours. Au prix de souffrances terribles. Les proches n’ouvrant la porte que lorsque le « drogué » annonce qu’il n’est plus en manque…
Coltrane, ne cherchant pas à se désintoxiquer et ayant un comportement par trop erratique est viré du quintet par Miles… après que Miles l’eut giflé publiquement !
En 1957 Trane va mieux. Il explique : « J’ai fait l’expérience, grâce à Dieu, d’un éveil spirituel qui m’a mené à une vie plus riche, plus productive. Je lui ai humblement demandé que me soient donnés les moyens et le privilège de rendre les gens heureux à travers ma musique». Thelonious Monk l’engage dans son quartet dans un club new-yorkais qui fait le plein tous les soirs pendant plus de six mois… Témoignages unanimes des présents : «magique, superbe, inoubliable ». La même année Trane enregistre plusieurs albums dont son premier chef d’oeuvre sur le prestigieux label Blue Note : « Blue Train »…
Coltrane ayant enfin « décroché », Miles Davis le « récupère »… S’ouvre alors une période incroyablement féconde, symbolisée, entre autres, par le cultissime album de 1959 : « Kind of Blue ». Où Trane joue des solos somptueux.
Toujours en 1959 (année charnière dans sa carrière) Coltrane enregistre « Giant Steps ». Le titre n’a pas été choisi par hasard ! Des pas de géant… C’est sa première déclaration de guerre aux improvisations trop formatées. Trop prévisibles. Il désire désormais aller au-delà du système harmonique du be-bop… A l’époque, « Giant Steps » a « traumatisé » moult saxophonistes…
A Olympia en 1960 lors d’un concert avec Miles, Trane joue de très longs solos incendiaires… Sous les huées et les sifflets. « Ils m’ont sifflé parce que je ne suis pas allé assez loin ! » déclare t-il, imperturbable…
En avril 1960 il quitte M. Davis et crée un superbe quartet avec Mc Coy Tyner au piano et Elvin Jones à la batterie. Deux « pointures ».
L’ère coltranienne, à la beauté compulsive, débute… Pendant 7 ans ce quartet va enregistrer de très nombreux et superbes albums et donner des concerts dans le monde entier.
Sous la plume des critiques de jazz les commentaires élogieux et enthousiastes abondent : tornade fiévreuse, force dionysiaque du souffle, grande amplitude du son (tessiture de plus de 3 octaves !), musique incandescente… Mais pas que…
Car en 1961, surprise : il enregistre au saxophone soprano, qu’il vient d’adopter, une version sereine et émouvante d’une chansonnette : « My favorite things ». Enorme succès. Sonorité et phrasé à mille lieux du style de S. Bechet, le grand maître du soprano jusqu’alors!
Duke Ellington, esprit ouvert et arbitre des élégances dans le monde du jazz, souhaite, en 1962, produire un disque avec lui… Reconnaissance somptueuse et… pied de nez aux amateurs intégristes du « vrai » jazz qui à l’époque dénigrent violemment Coltrane.
Coltrane travaillait intensément et inlassablement sa technique instrumentale. Selon ses proches, il s’endormait souvent son saxophone en bouche! Il essayait sans cesse toutes formes d’anches et de becs cherchant sans relâche le son qui lui conviendrait à la perfection…
Son mysticisme s’amplifiant, en 1965, il écrit une longue partition d’une quarantaine de minutes dédiée à Dieu : « A Love Supreme ». Il la joue en juillet 65 au festival d’Antibes. Déclenchant de violentes polémiques chez les spectateurs décontenancés par cette œuvre inconnue et renversante.
A la fin de sa vie J.C. (ses initiales… pas un hasard!) à la recherche d’un langage universel, s’intéresse aux musiques indiennes et africaines, aux expériences mystiques. Il veut résumer toutes les musiques en un seul cri qui soit message d’amour.
Ce qui l’amène, paradoxalement, vers une forme radicale du free jazz : le free-cri. Beaucoup d’amateurs de jazz ne retiennent que cette dernière étape. Oubliant, injustement, les nombreux chefs-d’oeuvre sereins qui ont jalonné sa superbe carrière. Tout au long de laquelle il a toujours magnifié les racines du blues qu’il a transcendées.
Il meurt en 1967, à 41 ans, d’un cancer du foie. Epuisé. La veille de sa mort il travaillait encore, dans d’atroces souffrances, sur les maquettes de son dernier disque.

Pierre-Henri Ardonceau

08/06/2024 – Le Violon dans le Jazz

Dans le cadre de la Saison Internationale de Jazz à Pau, le service Culturel de la ville de Pau, a décidé de programmer des vidéos-conférences dont la thématique est liée à l’instrument de la tête d’affiche du concert. La violoniste Yilian Canizares vient de triompher vendredi et samedi dernier au Foirail.
Une vidéo-conférence sera donc donnée samedi 8 juin à la Médiathèque André Labarrère de Pau à 11H00 (entrée libre).
Bien sûr, cette conférence évoquera le génial violoniste français Stephane Grappelli (voir affiche en fichier joint) mais… pas que.
Des violonistes de jazz d’avant et d’après Grappelli seront également présentés…

18/05/2024 – Trio Julien GRASSEN BARBE aux Rencontres PaU JAZZ


20/04/2024 Pierre Derouard Quartet aux Rencontres Pau Jazz

JP Derourad ( Trompette, drums)
A. Labastie (Piano)
D. Salesse (Contrebasse)
A. Gastinel (Batterie)


29/04/2024 _ Conférence à la médiathèque André LABARRERE – La trompette dans le Jazz

Conférence La Trompette dans le Jazz (29 Avril 2024)

Dans le cadre de la deuxième saison Internationale de Jazz de Pau, le service culturel de la Ville de Pau en partenariat avec la Médiathèque André Labarrère propose des conférences en lien avec la programmation.
A l’occasion du concert donné par Erik Truffaz le 29 et 30 avril 2024 a eu lieu une vidéo-conférence intitulée : La trompette dans le Jazz, par PH Ardonceau

Pierre-Henri Ardonceau

Membre de l’Académie du Jazz et de la rédaction de Jazz Magazine

LES GRANDS NOMS DU JAZZ (12)

STEPHANE GRAPPELLI (1908/1997)

Le violon élégant et… swinguant

Le violon, instrument à faible volume sonore, a longtemps été peu présent dans le monde du jazz. Au milieu des années 20, lorsque le jazz apparaît, la trompette et les saxophones occupent le devant la scène. Mais, dans les années 30, en France, grâce à Stéphane Grappelli, une idylle durable va naitre entre le fragile instrument à quatre cordes et le monde du swing. En 1934 il fonde, avec Django Reinhardt* à la guitare, le mythique « Quintet du Hot Club de France » : trois guitares, une contrebasse et un violon. Que des cordes frottées ou pincées ! Pas d’instrument à vent ! Pas de batterie ! Les solistes sont Django et Stéphane. Les 3 autres musiciens les accompagnent sans prendre de chorus. Pendant plusieurs années, en concert comme dans ses enregistrements, ce quintet triomphe en France et dans toute l’Europe. Il marie miraculeusement et de manière originale la tendresse des mélodies populaires avec un rythme nouveau venu d’Amérique : le swing!
Grappelli est mort à 89 ans. Il s’est produit en public pratiquement jusqu’à ses derniers jours. Sa très longue carrière est étonnante. A plus d’un titre.
Enfance pauvre et difficile. Son père est un immigré italien. Sa mère meurt lorsqu’il a 4 ans. Son père réussit, difficilement, pour ses 12 ans, à lui acheter un violon (de piètre qualité). Qu’il commence à pratiquer quasiment en autodidacte. Il joue comme on dit, « d’oreille ». Il a « l’oreille absolue ». Dans une interview il évoque ainsi cette question : « Si j’avais appris le violon au conservatoire je ne pourrais pas jouer à ma façon. C’est ce qui m’a permis de faire des écarts ! D’être libre.»
Pour gagner un peu d’argent il interprète des « chansonnettes » dans les cours d’immeubles de Montmartre. Il apprend aussi, tout seul, le piano. Et très vite, le plus souvent au piano justement, il se produit dans la fosse d’orchestre de cinémas muets**, dans des salons de thés ou dans des bars d’hôtels et même parfois dans des bordels dont on l’expulse à cause de son jeune âge. Petits boulots. Vie de bohème.
A 20 ans il devient professionnel dans des orchestres parisiens aux côtés de talentueux jazzmen français. C’est dans ce contexte qu’il rencontre Django Reinhardt et qu’en 1934 il crée avec lui le fameux Quintet à Cordes. En dehors du Quintet, il est très sollicité pour des concerts et enregistrements avec des grands noms du jazz américain de passage à Paris. Lorsque la guerre est déclarée le Quintet joue à Londres. Django Reinhardt rentre précipitamment à Paris mais Stéphane reste dans la capitale anglaise jusqu’à la fin du conflit. Il joue dans des restaurants et des grands hôtels. Il découvre et engage dans ses orchestres des jazzmen anglais. Certains deviendront célèbres. En 1946 Stéphane retrouve Django à Londres et pour fêter leurs retrouvailles ils enregistrent une incroyable version « jazzifiée » de La Marseillaise sous l’intitulé « Echoes of France ». Il rejoue quelques fois encore, avec le génial gitan, notamment au Festival de Jazz de Nice en 1948 et ce, jusqu’au décès de Django en 1954.
Pour le reste de sa carrière, malgré quelques graves soucis de santé et une traversée du désert d’une dizaine d’années (pendant laquelle il travaille à nouveau pour des thés dansants et dans des bars d’hôtels de luxe !), il devient un véritable globe-trotter: concerts, entre autres, en Italie, GB, USA et… Paris, son point d’ancrage. A partir du milieu des années 60 sa carrière devient définitivement vraiment exceptionnelle : moult concerts et enregistrements superbes. Il aura promené son violon « magique » dans le monde entier, soulevant auprès de publics divers un enthousiasme qui n’a jamais faibli. Admiré par les plus grands jazzmen et… par des musiciens classiques! Comme le célèbre violoniste concertiste Yehudi Menuhim qui était émerveillé par sa manière d’improviser et qui a souhaité enregistrer et donner des concerts avec lui. De nombreuses émissions de télévision ont montré Menuhim fasciné par la facilité avec laquelle Grappelli improvisait de manière époustouflante. A son grand désespoir, Menuhim à l’immense technique académique, n’arrivait pas à swinguer et à improviser!
Stéphane Grappelli n’a jamais respecté les frontières, il a mêlé sans scrupules la tradition classique, les chansons d’avant guerre, les standards du jazz, les effusions tsiganes et le swing américain dans une musique lumineuse et sensible. Son art est essentiellement celui de la paraphrase aérienne et souriante. Étourdissant et simple, espiègle ou tranquille, Stéphane Grappelli est l’incarnation de l’élégance musicale… swinguante.
Grappelli a inspiré une nouvelle génération de magnifiques violonistes de jazz français. Comme Jean Luc Ponty et Didier Lockwood qui vénéraient Grappelli. Bien que pratiquant tous deux un jazz très moderne et au violon électrique (Stéphane lui a toujours joué du violon acoustique), il les a aidé, conseillé, parrainé.
Excellent compositeur Grappelli a écrit de superbes musiques pour deux films célèbres : « Les valseuses » et « Milou en mai ».

Pierre-Henri Ardonceau

* Un portrait de Django Reinhardt a été publié dans la rubrique « Les grands noms du Jazz » du 2 février 2024.
** Le cinéma ne deviendra parlant qu’en 1927.

LES GRANDS NOMS DU JAZZ (12)

ELLA FITZGERALD (1917/1996)

La diva du jazz, reine du « scat ».
Son père a déserté le foyer familial et lorsque sa mère meurt Ella Fitzgerald a 15 ans. Orpheline elle est placée en maison d’éducation. Pendant la grande dépression économique des années 30 elle vit d’expédients dans les rues de Harlem. Mais elle a deux passions qui lui font oublier son pauvre quotidien: la danse et le chant. Chant qu’elle a pratiqué toute jeune dans une église méthodiste. A l’époque de nombreuses salles de spectacle d’Harlem organisent des « amateurs nights » (« radio crochets »), où le public est impitoyable avec les candidats.
A 17 ans elle se présente à l’un de ces concours au prestigieux Apollo Theater de New-York. Elle s’est inscrite en catégorie danseuse. Au dernier moment elle décide finalement de concourir comme chanteuse! Mal fagotée, l’allure un peu gauche, Ella est pétrifiée d’angoisse. Le maître de cérémonie sarcastique l’accueille en raillant ses vêtements : «Mais qui t’a fringuée comme ça, ma chérie ?».
Et pourtant… contre toute attente elle gagne! Dès sa première prestation publique le pouvoir magique de sa voix s’est révélé !
Dans la salle, le manager de Chick Webb (qui dirige un big band ultra populaire à Harlem) est enthousiasmé. Il convainc Webb d’engager Ella comme chanteuse de son grand orchestre. Pour régler des problèmes juridiques liés à son statut d’orpheline, Chick Webb et sa femme décident de l’adopter.
Un véritable conte de fées débute… Concerts, enregistrements, émissions de radio : Ella et l’orchestre jouent beaucoup.
La carrière d’Ella est lancée. Elle sera extraordinaire.
En 1938 premier tube : « A-Tisket, A-Tasket », une comptine enfantine qu’Ella métamorphose, sur un rythme de boogie-woogie, en un monument de drôlerie et de swing enjoué. Le disque se vend à plus d’un million d’exemplaires. Hollywood lui fait interpréter ce thème dans un navet, « Les deux nigauds cow-boys ». Mise en scène ridicule, mais elle chante très à l’aise et avec humour son tube dans un autobus empli de cow-boys d’opérette. Rayonnante. Séquence culte pour les internautes jazzfans…
En 1939 C. Webb meurt. Les musiciens demandent à Ella de diriger l’orchestre. Elle a 22 ans et accepte cette lourde et complexe responsabilité. Qu’elle va assumer pendant 4 ans.
En 1942 l’orchestre est dissous. La période est économiquement difficile pour les « big bands ». Elle signe, en solo, avec le label réputé Decca, pour lequel elle enregistre avec succès de nombreux albums. A la fin des années 1940, elle est programmée par le producteur blanc Norman Granz dans le cadre de prestigieux concerts intitulés Jazz at the Philharmonic (JATP), présentés en plein air dans le grand auditorium philarmonique de Los Angeles. L’objectif de Granz est de faire sortir le jazz des clubs et de lui donner une plus grande exposition populaire. Avocat progressiste, luttant contre la ségrégation, Granz utilise ces concerts pour combattre le racisme en faisant côtoyer musiciens blancs et noirs. Autre audace pour l’époque, il compose ses plateaux en faisant jouer ensemble des jazzmens pratiquant le style swing (le jazz « classique ») et le be-bop (le jazz moderne). Les intégristes du « vrai » jazz fulminent… Mais le grand public adhère à la démarche. Ella maîtrise parfaitement les deux styles.
En 1955 Granz lui propose de devenir son manager exclusif (pour concerts et enregistrements). Il veut qu’elle devienne une vedette internationale. Pari très vite totalement réussi. Il a veillé sur elle jusqu’à son décès. Il lui offre des conditions de vie et de « travail » exceptionnelles. Ella devient une star mondiale, ultra-populaire bien au-delà du petit monde des jazzfans.
Elle est heureuse de vivre, toujours souriante. Son art vocal s’épanouit encore. Ses concerts sont éblouissants. Elle élargit son répertoire au-delà des thèmes habituels de jazz. Elle s’approprie de manière flamboyante les mélodies des grands noms de la musique populaire américaine (Cole Porter, Gershwin…). Sur scène elle improvise de manière sidérante. En scattant. Le scat est un style vocal propre au jazz, dans lequel les paroles sont remplacées par des onomatopées. Ella scattait comme un saxophoniste… Impressionnant et inoubliable…
Ni alcool, ni drogues dures. Ella avait un seul défaut : sa forte addiction aux sucreries. Son diabète lui fut fatal: elle devient aveugle et est amputée des deux jambes quelques temps avant sa mort. A 79 ans.

Pierre-Henri Ardonceau

LES GRANDS NOMS DU JAZZ (11)

DJANGO REINHARDT (1910/1953)

LA MARSEILLAISE EN JAZZ !

Django Reinhardt est né dans la caravane de ses parents. Les Reinhardt, musiciens manouches, voyagent. Beaucoup. Tradition oblige. Belgique, Algérie, Italie… avant de se fixer dans la banlieue parisienne. Tout jeune Django joue « d’oreille » du banjo. Son banjo est de qualité médiocre mais son étonnante virtuosité (déjà !) lui permet de faire oublier à ceux qui l’écoutent la piètre sonorité de son instrument. Il devient vite très demandé dans le monde des orchestres musettes, engagé par des accordéonistes qui jouent dans les dancings et bals parisiens populaires des années 20.
Django ne sait ni lire ni écrire. Lorsqu’il enregistre en 1928 son premier disque, l’étiquette du 78 tours mentionne… « Jiango Renard » au banjo ! En cette même année 1928 Jack Hylton célèbre chef d’orchestre anglais l’engage pour une tournée en GB.
Quelques jours avant le départ de la tournée un grave incendie se déclare dans sa roulotte. Les conséquences sont dramatiques: une jambe très abîmée (amputation évitée de justesse) et deux doigts (l’annulaire et l’auriculaire) de sa main gauche mutilés définitivement. Dix huit mois d’hôpital et de clinique, alité, pendant lesquels il s’acharne à rééduquer sa main gauche afin de réussir à jouer de la guitare. Instrument qu’il adopte (et pour toujours…) pendant son hospitalisation. Surdoué, il « invente » sur son lit de douleurs un jeu totalement personnel, sidérant, fluide et agile basé sur des doigtés non-académiques. Jeu adulé par tous les grands guitaristes du monde, toutes générations confondues, qui le considèrent comme un « Guitar Hero ».
En 1930 guéri, rêvant de soleil, il s’installe à Toulon. Port festif où il est immédiatement recruté dans moult orchestres de bals.
En 1931 un peintre toulonnais lui fait découvrir Louis Armstrong et Duke Ellington. Choc. Django est bouleversé par la découverte de la musique de jazz. Très vite, en différents contextes, il adopte un jeu de guitare où il intègre, de manière originale, le balancement rythmique propre au jazz : le swing.
En 1933, avec le talentueux violoniste Stéphane Grappelli, rencontré quelques mois auparavant, il fonde le fameux « Quintet à cordes du Hot Club de France ». Formule originale: trois guitares, une contrebasse et un violon. Pas de batterie. Du jazz sans batteur ! Le rôle du batteur est assuré par deux guitaristes rythmiques qui « font la pompe » (et ne prennent jamais de solos!)… Solistes: Django et Stéphane. Eblouissants. Ils ont découvert ensemble avec ravissement que les sonorités du violon et de la guitare s’entremêlent en une étonnante harmonie.
Pendant plus de dix ans le Quintet du HCF triomphe (et pas seulement en France). Les concerts font le plein partout et les ventes de disques sont importantes. De nombreux grands du jazz américain de passage à Paris pendant les années 30 sont ravis d’enregistrer avec Django.
Pendant la guerre Grappelli est à Londres et Django à Paris où son statut de vedette le protège. De hauts dignitaires de l’armée allemande apprécient sa musique et son « tube » Nuages. Mais à la différence de quelques grands noms français du spectacle il ne collabore pas.
A la fin de la guerre Django et Stephane se retrouvent en studio à Londres. L’ingénieur du son leur demande de jouer quelques notes pour effectuer ses réglages. Spontanément ils jouent et improvisent sur la Marseillaise… Cette improvisation ne faisait pas partie du programme des thèmes prévus pour cette séance… Sur internet on peut écouter cette surprenante Marseillaise sous l’intitulé « Echoes of France ». Démonstration éclatante que les grands jazzmen peuvent improviser et swinguer à partir de n’importe quel matériel thématique !
Invité en 1946 par Duke Ellington pour une tournée aux USA Django revient au bout de quelques mois déçu, pour de très nombreuses raisons, par son expérience américaine. Venu sans sa guitare il pensait que les fabricants américains de l’instrument se précipiteraient pour lui en offrir une… Que nenni… Pour un important concert avec Ellington au Carnegie Hall il arrive très en retard à la toute fin du concert. Grande colère de Duke. Django avait rencontré Marcel Cerdan dans un bar. En fêtant de manière un peu trop arrosée ces retrouvailles il avait oublié l’heure du concert!
A son retour des USA son caractère fantasque et ses foucades nuisent à sa carrière qui devient imprévisible et chaotique. Il ne joue que quand il en a envie… mais toujours aussi bien. Il n’honore pas certains contrats. Son imprésario s’arrache les cheveux.
Il se retire à la campagne et passe ses journées à jouer au billard et à aller à la pêche. Mais en 1953 il surprend une fois de plus le petit monde du jazz en enregistrant un superbe disque de… jazz moderne ! Quelques mois avant de décéder d’une congestion cérébrale. Un génie de la guitare disparaissait: à 43 ans…

Pierre-Henri Ardonceau