Les Grands noms du Jazz (15)

ERROLL GARNER (1921/1977)

L’enchanteur
Erroll Garner est né à Pittsburgh. De nombreuses pointures du jazz, de tous styles, sont originaires de cette grande cité de Pennsylvanie. Il est le sixième enfant d’une famille de musiciens : papa, maman, ses trois sœurs et ses deux frères chantent ou pratiquent à un bon niveau un instrument. Tous, sauf lui, ont suivi des cours académiques de musique. Il joue du piano en autodidacte. Fier de l’être. Surdoué, à l’oreille absolue, il refuse les partitions et « joue de mémoire ». Tout jeune il commence à jouer en public dans sa ville natale où il y a de nombreux clubs et il accompagne des chanteuses qui apprécient son sens inné de l’harmonie. Il décide en 1944 de s’installer à New-York. Il y enregistre son premier tube « Boogie Woogie Boogie»: virtuosité et inventivité harmonique impressionnantes. Gros succès. Assez incroyable, il est engagé en 1945, à 24 ans, dans un lieu prestigieux (le Three Deuce, dans la 52 ème rue de Manhattan, surnommée alors « la rue du jazz ») pour remplacer Art Tatum génie du piano jazz. Le club fait le plein chaque soir. A partir de ce moment, sa carrière est lancée. Et pendant plus de trente ans il va enregistrer de nombreux disques qui se vendent fort bien et il va multiplier concerts et tournées qui emplissent les salles dans le monde entier. En 1947 il surprend ses admirateurs en enregistrant un disque avec Charlie Parker, le père du jazz moderne. Surprise car à l’époque il s’était tenu à l’écart des querelles qui enflammèrent les amateurs de jazz autour de la question du  « vrai »  (le jazz classique) et du « faux » jazz (le jazz moderne né autour de 1945) en pratiquant… « son » jazz. Et uniquement le sien, inclassable… « hors catégories» ! Mais pour ce disque avec Parker il avait exceptionnellement changé son jeu de main gauche très personnel. Au lieu de marquer tous les temps avec celle-ci, comme à son habitude, il avait accepté de jouer dans l’esprit du be-bop : en plaçant les accords de manière discontinue! Il ne rejoua plus jamais comme dans cette séance avec C. Parker !
Erroll Garner mesurait 1m55 . Il trimballait à chaque concert un énorme annuaire téléphonique qu’il posait sur son siège pour se hisser à bonne hauteur de son clavier!
Son style pianistique profondément original s’est tenu en dehors des modes. Il l’a inventé et il s’y est tenu toute sa vie. Il n’a pas été imité. Garner utilise toutes les dynamiques du piano avec maîtrise et finesse. Swinguant, inventif, étincelant, flamboyant. Improvisateur singulier proposant toujours moult moments surprenants : « pyrotechniques », selon la formule d’un célèbre critique de jazz. Sa main droite joue avec un subtil décalage rythmique par rapport à sa main gauche qui marque le tempo de manière imperturbable légèrement en arrière du temps. Décalage créant une aérienne sensation de balancement. A l’écoute de ses disques on ressent ce léger décalage mais… il est difficile de le décrire, de l’analyser simplement. On le ressent. Souvent il chorusait d’une manière assez bluffante avec de longs solos en accords similaires joués des deux mains (nota pour « faire chic »: dire jeu « en block chords » !). Garner a surtout joué en trio (piano, contrebasse, batterie) et parfois en quartet avec l’adjonction d’un percussioniste. Ses accompagnateurs ne prenaient jamais (ou quasiment jamais) de solos. L’accompagner n’était pas tâche aisée : il était connu pour ne pas prévoir les morceaux qu’il allait jouer pendant un concert. Pas de « play list », comme on dit, donnée à la rythmique. Qui plus est, en général ses introductions en solo, étaient assez « délirantes » et ne permettaient pas de deviner le thème qu’il allait jouer…
Un concert triomphal qu’il avait donné en 1955 en Californie a été enregistré et publié. Le disque, « Concert by the Sea », qui en a été tiré s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires à sa sortie. Il continue à se vendre et est considéré par les spécialistes comme l’un des plus importants disques de piano jazz.
Garner a enregistré de nombreux tubes. Souvent des morceaux lents. Comme « Laura », qui s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires, thème d’un  film d’Otto Preminger : arpèges romantiques, lyrisme sans retenue… Il était plus interprète que compositeur (car ne sachant pas écrire la musique, il enregistrait ses idées sur magnétophone) mais avec « Misty » une de ses rares compositions il a signé en 1954 une des plus belles ballades de l’histoire du jazz. « Misty » est devenu un standard repris par de nombreux jazzmen. En 1971 Clint Eastwood a fait de ce thème un motif central de son premier film en tant que réalisateur : « Play Misty for me » (titré en France « Un frisson dans la nuit »). Le succès du film a encore renforcé la notoriété d’Errol Garner. À partir de 1974, atteint d’un cancer des poumons, il ne se produit plus sur scène et meurt en 1977 à 56 ans.

Pierre-Henri Ardonceau

Les Grands Noms du Jazz (14)

DIZZY GILLESPIE (1917/1993)

L’excentrique. Trompettiste virtuose.
Sa trompette au pavillon incliné vers le haut, ses joues gonflées à bloc comme celles d’un crapaud, sa joie de vivre et son humour ravageur sont pour beaucoup dans sa popularité auprès du grand public. Les jazzfans pointus, eux, le vénèrent. Comme l’un des pères fondateurs du jazz moderne dans les années 40. Son style spectaculaire, original, expansif et… joyeux, en concert comme dans les enregistrements de sa longue carrière, les séduit et les enthousiasme.  Enfin, pour ses pairs, il est considéré comme un virtuose hors normes. Sa virtuosité qui exploite toutes les possibilités sonores de la trompette, jusqu’à ses notes les plus hautes, se caractérise par un jeu risqué, rapide, acrobatique, impressionnant…
Trompettiste, mais pas que. Dizzy était aussi… chanteur (désopilant !), compositeur prolixe (cf entre autres son célébrissime thème « A night in Tunisia ») et chef d’orchestre (petites formations et big bands).
John Birks Gillespie, son véritable patronyme, est le benjamin d’une famille de musiciens de neuf enfants. Initié à la musique dès l’âge de 4 ans il débute au trombone mais très rapidement, à 12 ans, il choisit définitivement la trompette. Boursier il est admis dans un un cursus d’études musicales de haut niveau… qu’il abandonne à 18 ans pour devenir musicien professionnel.
A 20 ans il débarque à New-York où il multiplie les expériences en jouant dans différentes formations. Il s’y fait remarquer, pas seulement comme excellent instrumentiste (impressionnante vitesse de jeu, improvisations débridées…), mais aussi par ses multiples facéties ! Son côté farceur lui valent le surnom de « Dizzy »… « Diz » dans l’argot des jazzmen d’alors était synonyme d’un peu « cinglé » ! Dizzy : « tout fou mais… pas fou ! », comme l’a écrit un de ses biographes.
Cab Calloway très populaire à la fin des années 30. En 1939 il engage Dizzy dans son grand orchestre. Il a 22 ans. Il reste presque 3 ans avec Cab Calloway, en dépit de leurs relations, humaines et musicales, pas vraiment très chaleureuses… Calloway trouve que les solos de Diz ressemblent à de la « musique chinoise » ! Mais surtout, les farces quotidiennes de Dizzy l’agacent…. Notamment des jets de boulettes de papier dans le dos du « chef » pendant les concerts… Dizzy est finalement licencié. Mais ses qualités de soliste et de bon « lecteur » de partitions lui permettent de retrouver immédiatement de nombreux engagements. Comme, entre autres, avec Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins, Earl Hines ou Duke Ellington.
Au milieu des années 40 Dizzy participe très activement à la naissance du style be-bop (le jazz moderne). Fort tard dans la nuit (« after work »… après le boulot « alimentaire »!) de jeunes et talentueux musiciens se retrouvent dans quelques clubs new-yorkais pour de légendaires jam-sessions. Charlie Parker, Thelonious Monk, Kenny Clarke, Charlie Christian, Bud Powell et beaucoup d’autres inventent ainsi, en improvisant, une nouvelle forme de jazz. Tout en prolongeant toutes les qualités du jazz classique (le jazz swing des années 30) ils innovent : vitesse d’exécution, acrobaties musicales, harmonies originales… Dans la foulée en 1947 Dizzy introduit des rythmes venus de Cuba dans le jazz en intégrant de spectaculaires percussionnistes dans ses groupes. Bingo ! Be-bop et jazz afro-cubain : deux musiques qui vont le faire triompher dans le monde entier.
Venu à Paris en 1948 avec son grand orchestre, composé de jeunes be-boppers, Dizzy a déclenché une bataille d’Hernani… Des intégristes du « vrai jazz » se sont violemment affrontés verbalement (et même, paraît-il, un peu, physiquement) dans les couloirs de la Salle Pleyel avec les modernistes fans du be-bop. Dizzy avait mis « à feu et à sang » le petit monde du jazz parisien ! Dans ses mémoires (To Be or Not to Bop) il a raconté que cela l’avait beaucoup amusé !
Avec une personnalité aussi flamboyante, drôle et emblématique que Dizzy le jazz moderne a été très vite programmé, sans problème, dès les années 50 dans moult concerts et festivals à travers le monde.
A ce propos un bel exemple, tout près de Pau : Jazz in Marciac. Au début, à partir de 1978, les fondateurs du festival gersois avaient décidé d’axer leur programmation sur le jazz traditionnel. Mais découvrant que Juan les Pins, Nice, Nimes avec des têtes d’affiche « modernes » obtenaient des audiences fort importantes, il fut décidé d’ouvrir Marciac au jazz moderne… Qui fut choisi pour cette ouverture ? Dizzy bien sûr ! Et, en 1985, sous un petit chapiteau Dizzy a fait un malheur. Il est revenu ensuite plusieurs fois, avec grand succès à Marciac, dans différentes formules. Et sous des chapiteaux de plus en plus grands…
En 1956 les Etats Unis l’ont nommé officiellement, « Ambassadeur du jazz », pour faire connaître le jazz dans le monde. Choix judicieux.
En 1964 il s’était déclaré candidat à l’élection présidentielle américaine. Toujours son sens de l’humour, dans son programme: rebaptiser la Maison Blanche pour en faire la Maison du Blues !
Il adorait la France qui le lui rendait bien. Lors d’un Grand Echiquier, Maurice André l’immense trompettiste classique qui considérait Armstrong et Gillespie comme des génies de la trompette, avait « coudé » en direct dans un grand éclat de rire, en le tordant, le pavillon de son instrument pour rendre hommage à Dizzy !

Les Grands Noms du Jazz (13)

JOHN COLTRANE (1926/1967)

Génie foudroyé.
La vie de John Coltrane, géant du saxophone, est un étonnant roman d’apprentissage. Une lente progression vers les sommets. Aux côtés de très grands musiciens qui l’ont adoubé. Après des débuts modestes au saxophone alto dans différents petits orchestres de rythm and blues, il est engagé en 1949, au saxophone ténor, dans le grand orchestre de Dizzy Gillespie. Puis, après avoir joué dans différents groupes de « be-bop » (le jazz moderne) il est recruté en 1955 par Miles Davis. Tournant décisif dans la carrière de « Trane » (son surnom).
Miles Davis, exceptionnel découvreur de talents pendant toute sa carrière, a perçu les immenses qualités de Coltrane. Dans son mythique quintet du milieu des années 50 Miles Davis joue habilement du contraste entre son jeu cool et concis et celui de Coltrane volubile et puissant.
Mais comme Charlie Parker, que Trane admire profondément, il « tombe » dans deux addictions profondes: alcool et héroïne. Miles victime quelques années auparavant des mêmes tourments, avait su s’en « sortir ». Par une méthode assez incroyable, dite de la « cold turkey » (la dinde froide!). Celle ci consiste, sans entrer dans une longue cure de désintoxication médicale, à se faire enfermer, sans nourriture et sans drogues, à double tour dans une pièce pendant quelques jours. Au prix de souffrances terribles. Les proches n’ouvrant la porte que lorsque le « drogué » annonce qu’il n’est plus en manque…
Coltrane, ne cherchant pas à se désintoxiquer et ayant un comportement par trop erratique est viré du quintet par Miles… après que Miles l’eut giflé publiquement !
En 1957 Trane va mieux. Il explique : « J’ai fait l’expérience, grâce à Dieu, d’un éveil spirituel qui m’a mené à une vie plus riche, plus productive. Je lui ai humblement demandé que me soient donnés les moyens et le privilège de rendre les gens heureux à travers ma musique». Thelonious Monk l’engage dans son quartet dans un club new-yorkais qui fait le plein tous les soirs pendant plus de six mois… Témoignages unanimes des présents : «magique, superbe, inoubliable ». La même année Trane enregistre plusieurs albums dont son premier chef d’oeuvre sur le prestigieux label Blue Note : « Blue Train »…
Coltrane ayant enfin « décroché », Miles Davis le « récupère »… S’ouvre alors une période incroyablement féconde, symbolisée, entre autres, par le cultissime album de 1959 : « Kind of Blue ». Où Trane joue des solos somptueux.
Toujours en 1959 (année charnière dans sa carrière) Coltrane enregistre « Giant Steps ». Le titre n’a pas été choisi par hasard ! Des pas de géant… C’est sa première déclaration de guerre aux improvisations trop formatées. Trop prévisibles. Il désire désormais aller au-delà du système harmonique du be-bop… A l’époque, « Giant Steps » a « traumatisé » moult saxophonistes…
A Olympia en 1960 lors d’un concert avec Miles, Trane joue de très longs solos incendiaires… Sous les huées et les sifflets. « Ils m’ont sifflé parce que je ne suis pas allé assez loin ! » déclare t-il, imperturbable…
En avril 1960 il quitte M. Davis et crée un superbe quartet avec Mc Coy Tyner au piano et Elvin Jones à la batterie. Deux « pointures ».
L’ère coltranienne, à la beauté compulsive, débute… Pendant 7 ans ce quartet va enregistrer de très nombreux et superbes albums et donner des concerts dans le monde entier.
Sous la plume des critiques de jazz les commentaires élogieux et enthousiastes abondent : tornade fiévreuse, force dionysiaque du souffle, grande amplitude du son (tessiture de plus de 3 octaves !), musique incandescente… Mais pas que…
Car en 1961, surprise : il enregistre au saxophone soprano, qu’il vient d’adopter, une version sereine et émouvante d’une chansonnette : « My favorite things ». Enorme succès. Sonorité et phrasé à mille lieux du style de S. Bechet, le grand maître du soprano jusqu’alors!
Duke Ellington, esprit ouvert et arbitre des élégances dans le monde du jazz, souhaite, en 1962, produire un disque avec lui… Reconnaissance somptueuse et… pied de nez aux amateurs intégristes du « vrai » jazz qui à l’époque dénigrent violemment Coltrane.
Coltrane travaillait intensément et inlassablement sa technique instrumentale. Selon ses proches, il s’endormait souvent son saxophone en bouche! Il essayait sans cesse toutes formes d’anches et de becs cherchant sans relâche le son qui lui conviendrait à la perfection…
Son mysticisme s’amplifiant, en 1965, il écrit une longue partition d’une quarantaine de minutes dédiée à Dieu : « A Love Supreme ». Il la joue en juillet 65 au festival d’Antibes. Déclenchant de violentes polémiques chez les spectateurs décontenancés par cette œuvre inconnue et renversante.
A la fin de sa vie J.C. (ses initiales… pas un hasard!) à la recherche d’un langage universel, s’intéresse aux musiques indiennes et africaines, aux expériences mystiques. Il veut résumer toutes les musiques en un seul cri qui soit message d’amour.
Ce qui l’amène, paradoxalement, vers une forme radicale du free jazz : le free-cri. Beaucoup d’amateurs de jazz ne retiennent que cette dernière étape. Oubliant, injustement, les nombreux chefs-d’oeuvre sereins qui ont jalonné sa superbe carrière. Tout au long de laquelle il a toujours magnifié les racines du blues qu’il a transcendées.
Il meurt en 1967, à 41 ans, d’un cancer du foie. Epuisé. La veille de sa mort il travaillait encore, dans d’atroces souffrances, sur les maquettes de son dernier disque.

Pierre-Henri Ardonceau

08/06/2024 – Le Violon dans le Jazz

Dans le cadre de la Saison Internationale de Jazz à Pau, le service Culturel de la ville de Pau, a décidé de programmer des vidéos-conférences dont la thématique est liée à l’instrument de la tête d’affiche du concert. La violoniste Yilian Canizares vient de triompher vendredi et samedi dernier au Foirail.
Une vidéo-conférence sera donc donnée samedi 8 juin à la Médiathèque André Labarrère de Pau à 11H00 (entrée libre).
Bien sûr, cette conférence évoquera le génial violoniste français Stephane Grappelli (voir affiche en fichier joint) mais… pas que.
Des violonistes de jazz d’avant et d’après Grappelli seront également présentés…