LES GRANDS NOMS DU JAZZ (12)

ELLA FITZGERALD (1917/1996)

La diva du jazz, reine du « scat ».
Son père a déserté le foyer familial et lorsque sa mère meurt Ella Fitzgerald a 15 ans. Orpheline elle est placée en maison d’éducation. Pendant la grande dépression économique des années 30 elle vit d’expédients dans les rues de Harlem. Mais elle a deux passions qui lui font oublier son pauvre quotidien: la danse et le chant. Chant qu’elle a pratiqué toute jeune dans une église méthodiste. A l’époque de nombreuses salles de spectacle d’Harlem organisent des « amateurs nights » (« radio crochets »), où le public est impitoyable avec les candidats.
A 17 ans elle se présente à l’un de ces concours au prestigieux Apollo Theater de New-York. Elle s’est inscrite en catégorie danseuse. Au dernier moment elle décide finalement de concourir comme chanteuse! Mal fagotée, l’allure un peu gauche, Ella est pétrifiée d’angoisse. Le maître de cérémonie sarcastique l’accueille en raillant ses vêtements : «Mais qui t’a fringuée comme ça, ma chérie ?».
Et pourtant… contre toute attente elle gagne! Dès sa première prestation publique le pouvoir magique de sa voix s’est révélé !
Dans la salle, le manager de Chick Webb (qui dirige un big band ultra populaire à Harlem) est enthousiasmé. Il convainc Webb d’engager Ella comme chanteuse de son grand orchestre. Pour régler des problèmes juridiques liés à son statut d’orpheline, Chick Webb et sa femme décident de l’adopter.
Un véritable conte de fées débute… Concerts, enregistrements, émissions de radio : Ella et l’orchestre jouent beaucoup.
La carrière d’Ella est lancée. Elle sera extraordinaire.
En 1938 premier tube : « A-Tisket, A-Tasket », une comptine enfantine qu’Ella métamorphose, sur un rythme de boogie-woogie, en un monument de drôlerie et de swing enjoué. Le disque se vend à plus d’un million d’exemplaires. Hollywood lui fait interpréter ce thème dans un navet, « Les deux nigauds cow-boys ». Mise en scène ridicule, mais elle chante très à l’aise et avec humour son tube dans un autobus empli de cow-boys d’opérette. Rayonnante. Séquence culte pour les internautes jazzfans…
En 1939 C. Webb meurt. Les musiciens demandent à Ella de diriger l’orchestre. Elle a 22 ans et accepte cette lourde et complexe responsabilité. Qu’elle va assumer pendant 4 ans.
En 1942 l’orchestre est dissous. La période est économiquement difficile pour les « big bands ». Elle signe, en solo, avec le label réputé Decca, pour lequel elle enregistre avec succès de nombreux albums. A la fin des années 1940, elle est programmée par le producteur blanc Norman Granz dans le cadre de prestigieux concerts intitulés Jazz at the Philharmonic (JATP), présentés en plein air dans le grand auditorium philarmonique de Los Angeles. L’objectif de Granz est de faire sortir le jazz des clubs et de lui donner une plus grande exposition populaire. Avocat progressiste, luttant contre la ségrégation, Granz utilise ces concerts pour combattre le racisme en faisant côtoyer musiciens blancs et noirs. Autre audace pour l’époque, il compose ses plateaux en faisant jouer ensemble des jazzmens pratiquant le style swing (le jazz « classique ») et le be-bop (le jazz moderne). Les intégristes du « vrai » jazz fulminent… Mais le grand public adhère à la démarche. Ella maîtrise parfaitement les deux styles.
En 1955 Granz lui propose de devenir son manager exclusif (pour concerts et enregistrements). Il veut qu’elle devienne une vedette internationale. Pari très vite totalement réussi. Il a veillé sur elle jusqu’à son décès. Il lui offre des conditions de vie et de « travail » exceptionnelles. Ella devient une star mondiale, ultra-populaire bien au-delà du petit monde des jazzfans.
Elle est heureuse de vivre, toujours souriante. Son art vocal s’épanouit encore. Ses concerts sont éblouissants. Elle élargit son répertoire au-delà des thèmes habituels de jazz. Elle s’approprie de manière flamboyante les mélodies des grands noms de la musique populaire américaine (Cole Porter, Gershwin…). Sur scène elle improvise de manière sidérante. En scattant. Le scat est un style vocal propre au jazz, dans lequel les paroles sont remplacées par des onomatopées. Ella scattait comme un saxophoniste… Impressionnant et inoubliable…
Ni alcool, ni drogues dures. Ella avait un seul défaut : sa forte addiction aux sucreries. Son diabète lui fut fatal: elle devient aveugle et est amputée des deux jambes quelques temps avant sa mort. A 79 ans.

Pierre-Henri Ardonceau

LES GRANDS NOMS DU JAZZ (11)

DJANGO REINHARDT (1910/1953)

LA MARSEILLAISE EN JAZZ !

Django Reinhardt est né dans la caravane de ses parents. Les Reinhardt, musiciens manouches, voyagent. Beaucoup. Tradition oblige. Belgique, Algérie, Italie… avant de se fixer dans la banlieue parisienne. Tout jeune Django joue « d’oreille » du banjo. Son banjo est de qualité médiocre mais son étonnante virtuosité (déjà !) lui permet de faire oublier à ceux qui l’écoutent la piètre sonorité de son instrument. Il devient vite très demandé dans le monde des orchestres musettes, engagé par des accordéonistes qui jouent dans les dancings et bals parisiens populaires des années 20.
Django ne sait ni lire ni écrire. Lorsqu’il enregistre en 1928 son premier disque, l’étiquette du 78 tours mentionne… « Jiango Renard » au banjo ! En cette même année 1928 Jack Hylton célèbre chef d’orchestre anglais l’engage pour une tournée en GB.
Quelques jours avant le départ de la tournée un grave incendie se déclare dans sa roulotte. Les conséquences sont dramatiques: une jambe très abîmée (amputation évitée de justesse) et deux doigts (l’annulaire et l’auriculaire) de sa main gauche mutilés définitivement. Dix huit mois d’hôpital et de clinique, alité, pendant lesquels il s’acharne à rééduquer sa main gauche afin de réussir à jouer de la guitare. Instrument qu’il adopte (et pour toujours…) pendant son hospitalisation. Surdoué, il « invente » sur son lit de douleurs un jeu totalement personnel, sidérant, fluide et agile basé sur des doigtés non-académiques. Jeu adulé par tous les grands guitaristes du monde, toutes générations confondues, qui le considèrent comme un « Guitar Hero ».
En 1930 guéri, rêvant de soleil, il s’installe à Toulon. Port festif où il est immédiatement recruté dans moult orchestres de bals.
En 1931 un peintre toulonnais lui fait découvrir Louis Armstrong et Duke Ellington. Choc. Django est bouleversé par la découverte de la musique de jazz. Très vite, en différents contextes, il adopte un jeu de guitare où il intègre, de manière originale, le balancement rythmique propre au jazz : le swing.
En 1933, avec le talentueux violoniste Stéphane Grappelli, rencontré quelques mois auparavant, il fonde le fameux « Quintet à cordes du Hot Club de France ». Formule originale: trois guitares, une contrebasse et un violon. Pas de batterie. Du jazz sans batteur ! Le rôle du batteur est assuré par deux guitaristes rythmiques qui « font la pompe » (et ne prennent jamais de solos!)… Solistes: Django et Stéphane. Eblouissants. Ils ont découvert ensemble avec ravissement que les sonorités du violon et de la guitare s’entremêlent en une étonnante harmonie.
Pendant plus de dix ans le Quintet du HCF triomphe (et pas seulement en France). Les concerts font le plein partout et les ventes de disques sont importantes. De nombreux grands du jazz américain de passage à Paris pendant les années 30 sont ravis d’enregistrer avec Django.
Pendant la guerre Grappelli est à Londres et Django à Paris où son statut de vedette le protège. De hauts dignitaires de l’armée allemande apprécient sa musique et son « tube » Nuages. Mais à la différence de quelques grands noms français du spectacle il ne collabore pas.
A la fin de la guerre Django et Stephane se retrouvent en studio à Londres. L’ingénieur du son leur demande de jouer quelques notes pour effectuer ses réglages. Spontanément ils jouent et improvisent sur la Marseillaise… Cette improvisation ne faisait pas partie du programme des thèmes prévus pour cette séance… Sur internet on peut écouter cette surprenante Marseillaise sous l’intitulé « Echoes of France ». Démonstration éclatante que les grands jazzmen peuvent improviser et swinguer à partir de n’importe quel matériel thématique !
Invité en 1946 par Duke Ellington pour une tournée aux USA Django revient au bout de quelques mois déçu, pour de très nombreuses raisons, par son expérience américaine. Venu sans sa guitare il pensait que les fabricants américains de l’instrument se précipiteraient pour lui en offrir une… Que nenni… Pour un important concert avec Ellington au Carnegie Hall il arrive très en retard à la toute fin du concert. Grande colère de Duke. Django avait rencontré Marcel Cerdan dans un bar. En fêtant de manière un peu trop arrosée ces retrouvailles il avait oublié l’heure du concert!
A son retour des USA son caractère fantasque et ses foucades nuisent à sa carrière qui devient imprévisible et chaotique. Il ne joue que quand il en a envie… mais toujours aussi bien. Il n’honore pas certains contrats. Son imprésario s’arrache les cheveux.
Il se retire à la campagne et passe ses journées à jouer au billard et à aller à la pêche. Mais en 1953 il surprend une fois de plus le petit monde du jazz en enregistrant un superbe disque de… jazz moderne ! Quelques mois avant de décéder d’une congestion cérébrale. Un génie de la guitare disparaissait: à 43 ans…

Pierre-Henri Ardonceau

LES GRANDS NOMS DU JAZZ (10)

BILLIE HOLIDAY (1915/1959)

BILLIE HOLIDAY (1915/1959)
Légende du jazz vocal au destin tragique
Née dans une Amérique raciste où il ne faisait pas bon être femme, noire et pauvre, Billie Holiday a chanté ces malédictions avec une sensibilité émouvante. Misère, viols, prostitution, drogues, prison… ont jalonné son existence. Mais sa courte vie (elle est morte à 44 ans) ne peut se résumer à cette litanie d’épreuves. Elle fut une chanteuse exceptionnelle. Profondément originale. Une voix authentique, vibrante, sensuelle, puissante et expressive. Une voix déchirante, riche de son humanité et… de ses imperfections. Elle ne chantait pas comme les autres chanteuses célèbres de son époque. Elle n’a jamais « scatté » (manière de chanter par onomatopées qui était la spécialité d’Ella Fitzgerald).
Sa mère a 13 ans lorsque nait Eléonora Fagan, son véritable patronyme… Eléonora ne choisira qu’à l’âge de 15 ans son nom de scène : Billie Holiday. Son père, musicien, est peu présent (euphémisme…). Toute jeune elle travaille dans un bordel et est violée à 13 ans. « Même une putain ne doit pas être violée » écrira t’elle dans son autobiographie. Elle rêve d’être danseuse. Fiasco. Mais à 15 ans dans un petit club où elle fait le ménage le patron lui propose de chanter, payée « au chapeau »: son grain de voix et son « phrasé » singuliers plaisent et lui rapportent ses premiers cachets. Elle admire alors Louis Armstrong et Bessie Smith, ses premières influences. Sa réputation grandit dans les boîtes d’Harlem. A 18 ans elle est la maîtresse de Benny Goodman, très célèbre à l’époque. Il l’engage dans son orchestre, avec l’appui de John Hammond prestigieux impresario des années 30. Dans la foulée, suivent des enregistrements où elle révèle son étonnant talent à métamorphoser des petites ritournelles populaires en moments d’émotions swingués. En 1935 elle a tourné dans un court métrage de Duke Ellington « Symphony in Black ». Elle y joue le rôle d’une prostituée maltraitée par son souteneur. Une situation qu’elle a vécue…
En 1937 elle devient pendant un an la chanteuse vedette du Big Band de Count Basie. C’est elle qui choisit son propre répertoire avec des thèmes évoquant pour nombre d’entre eux sa vie de femme malheureuse, malchanceuse et mal traitée. Après Basie elle est embauchée par Artie Shaw, très populaire à l’époque. Tous les musiciens du groupe sont blancs… Elle devient ainsi l’une des toutes premières chanteuses noires à faire une tournée avec un orchestre blanc. Dans le sud des USA, ségrégationniste, à plusieurs reprises elle doit rester enfermée dans son hôtel « pour noirs » sans pouvoir chanter. La réflexion d’un patron de club «pas de négresse chez moi » la révolte. Dépitée elle quitte A. Shaw.
Entre les tournées avec les grands orchestres elle s’impose comme figure majeure du jazz new-yorkais. Elle se produit régulièrement dans les clubs d’Harlem avec Lester Young, génial saxophoniste ténor dont le style intimiste s’accorde parfaitement avec le sien. L.Young, avait surnommée Billie « Lady Day ». Il restera son ami de coeur dans une relation platonique qui perdura jusqu’à la mort du saxophoniste.
En 1939 elle rencontre un poète, Abel Meeropol, qui lui propose de chanter un de ses textes: « Strange Fruit » (Fruit Etrange). Réquisitoire puissant et bouleversant contre les lynchages que subissent les afro-américains. Le fruit étrange c’est le corps, pendu à un arbre, d’un noir qui vient d’être lynché par le Ku Klux Kan. L’interprétation de Strange Fruit par Billie au célèbre Cafe Society de New York (où elle est engagée pendant 9 mois) rencontre un énorme succès. Ce thème est devenu emblématique dans la carrière de Billie.
Durant les années 40, Billie Holiday trône au zénith de sa carrière, mais sa vie personnelle est en lambeaux. Elle a obtenu de lucratifs contrats d’enregistrement avec de prestigieux labels. Elle a de nombreux engagements pour des concerts et tournées. Mais ses importants revenus sont consacrés principalement à deux choses : entretenir ses nombreux compagnons (souvent malveillants et brutaux) et se procurer de la drogue… En 1941 elle tourne, aux côtés de Louis Armstrong, dans le film « New Orleans ». Mais dans ses superbes mémoires (Lady Sings The Blues) elle s’indigne : on lui a confié un « rôle de boniche »!
Dans les années 50, sa carrière connaît quelques hauts et, beaucoup, de bas. Ses addictions (alcool et drogues dures) de plus en plus fortes la rendent imprévisible. Mais quand elle se ressaisit sa voix est toujours aussi envoûtante.
En France en 1958 son dernier passage à l’Olympia est catastrophique. Mais dans un petit club parisien après l’Olympia elle chante toute la nuit de manière pathétique devant, entre autres, Francoise Sagan et Brigitte Bardot… fascinées.
Sa santé devient de plus en plus fragile. Billie meurt en 1959 sur un lit d’hopital de NY devant un policier venu l’inculper pour détention d’héroïne!

Pierre-Henri Ardonceau