LES GRANDS NOMS DU JAZZ (20)

CLAP DE FIN  » Quelques grands Oubliés »

Les jazzfans s’adonnent souvent au « name dropping , se délectant à cet étonnant exercice de « lâchers de noms »!
Vingt chroniques « Les grands noms du jazz » ont été publiées en 9 mois dans nos colonnes. Ce fut difficile de choisir seulement 20 noms parmi tous les patronymes des grands jazzmen! Ne pas pouvoir présenter des portraits de musiciens considérés par les historiens du jazz comme des « pointures » fut un crève-coeur… Ce dernier article est un (tout) petit rattrapage consacré à présenter une liste de quelques grands « oubliés » que j’apprécie… Liste forcément incomplète, évidemment, tant le monde du jazz, depuis sa naissance il y a un siècle, foisonne de jazzmen talentueux…
Notre proposition pour ce dernier article, d’une sélection d’« oubliés » est discutable. J’en conviens !

Le jazz à ses débuts fut dominé par les cuivres. Avec le merveilleux trompettiste Louis Armstrong en incontestable « tête de gondole ». Mais avec l’ère du « jazz swing » dans les années 30 de grands saxophonistes ténors ont brillé. Comme Coleman Hawkins (1904/1969), considéré comme le « père » du « saxophone jazz », au son riche, chaleureux et puissant. Dans un style complètement opposé Lester Young (1909/1959), jouait avec un son « détimbré » et un vibrato discret, avec une totale maîtrise de la « décontraction »… Lester est considéré comme le précurseur du jazz cool des années 50.

Dans les années 30 un pianiste a stupéfié ses collègues et le grand public : Art Tatum (1909/1956). Aveugle, ce maître du clavier  était un « extra terrestre » des 88 touches. A la virtuosité littéralement sidérante. Il n’a pas fait école car… inimitable disent ses « collègues » pianistes!

La naissance du jazz moderne à la fin des années 40 a généré l’apparition de moult instrumentistes passionnants. Comme, chez les trompettistes, Clifford Brown (1930/1956), mort à 26 ans dans un accident de voiture. Tous les spécialistes pensent qu’il serait devenu un très grand à l’égal de Dizzy Gillespie ou Miles Davis.

Chet Baker (1929/1988) charmeur au son délicat. Clark Terry (1920/2015) : étonnant trompettiste tous terrains… Roy Hargrove le flamboyant (qui a même « flirté » avec le rap !). Et bien sûr, pour les fidèles de Jazz in Marciac : Wynton Marsalis grand connaisseur et pratiquant de haut niveau de tous les styles de l’histoire du jazz.

Charles Mingus (1922/1979) compositeur et arrangeur prolixe, chef d’orchestre charismatique et contrebassiste puissant fut un personnage flamboyant et original.

Chez les saxophonistes, un très grand oublié de nos chroniques : Sonny Rollins le « Colosse du Saxophone », né en 1930, qui jouait encore tout récemment à plus de 90 ans ! Mais aussi, entre autres saxophonistes : Stan Getz (1927/1991), au jeu feutré et tendre, qui a popularisé la « bossa nova ». Gerry Mulligan maître du saxo baryton. Eric Dolphy (1928/1964) et Ornette Coleman (1930/2014) : les pères d’un free jazz inventif. Archie Shepp au son chaleureux, né en 1937, qui joue toujours à 87 ans !

Les batteurs be-bop ont révolutionné l’approche de leur instrument : Kenny Clarke (1914/1985), Max Roach (1924/2007), Art Blakey (1919/1990). Roy Haynes né en 1925 est un cas. Il jouait encore tout récemment à près de 99 ans! Avec eux le batteur ne se contente plus de simplement maintenir le tempo pour les danseurs, il devient un soliste à part entière. Art Blakey fut le leader d’un quintet mythique : les « Jazz Messengers ». Ses « Messengers » ont triomphé partout dans les années 60, contribuant à populariser le jazz moderne. Elvin Jones (1927/2004) le puissant batteur de John Coltrane, a fait « exploser » le rôle et la place de la batterie dans le jazz. Tony Williams (1945/1997) jeune prodige découvert par Miles Davis à l’âge de 16 ans, incarne la maîtrise parfaite de la polyrythmie.

De nombreux pianistes importants sont apparus à partir des années 50. Bud Powell (1924/1966), personnage mystérieux, au phrasé hallucinant, tel un Charlie Parker du clavier. John Lewis (1920/2001) fondateur du Modern Jazz Quartet (le MJQ) souhaitant donner ses lettres de noblesse au jazz, il faisait jouer ses musiciens en queue de pie et noeud papillon… Dave Brubeck (1920/2012), « fabricant » de tubes, comme son célèbre « Take Five » où il fait swinguer un thème à 5 temps… Alors que le jazz se joue généralement dans des tempos à 4 temps ! Oscar Peterson (1925/2007) au swing sans faille. Bill Evans (1929/1980) pianiste subtil aux côtés de Miles Davis notamment sur le chef d’oeuvre « Kind of Blue ». Keith Jarrett (né en 1945) qui ne peut plus jouer après un avc récent mais dont le disque  chef d’oeuvre « The Köln Concert » s’est vendu à plus de 5 millions d’exemplaires ! Sans oublier deux magnifiques « enfants » de Miles Davis : Chick Corea (1941/2021) et Herbie Hancock (né en 1940 et toujours très actif à 83 ans). Tous deux spectaculaires et inventifs. Michel Petrucciani (1962/1999), enfin, dont j’ai suivi de très près toute la carrière avec un immense plaisir.

Au début de ce texte j’ai ironisé sur le « name dropping » ! Et c’est pourtant ce que je viens de pratiquer dans cette ultime chronique !!!

LES GRANDS NOMS DU JAZZ (19)

RAY CHARLES (1930/2004)

« The genius »
Né dans une famille très pauvre, en Georgie, dans le sud ségrégationniste des Etats Unis, Ray Charles a très mal débuté dans la vie. Son enfance est marquée par de graves traumatismes physiques et psychologiques. Père absent. Il est témoin impuissant de la noyade de son petit frère dans un baquet d’eau bouillante dont sa mère se servait pour laver le linge. Puis atteint d’un glaucome il devient définitivement aveugle à 7 ans. Sa mère le place dans une institution pour enfants aveugles. Il y reste 9 ans. Il y apprend le braille et suit une éducation musicale : piano et saxophone. La musique et le chant le passionnent. Le gospel notamment, jouera un très grand rôle dans sa carrière future. Très jeune il avait pianoté dans l’épicerie/bar de son quartier où l’épicier jouait des boogie-boogies !
« Je vois le monde avec mes oreilles…» a t-il écrit de belle manière dans sa biographie.
A 15 ans sa mère décède et il décide de devenir pianiste professionnel. De longues années de galères commencent alors. Pianiste de bar, mal payé, il se déplace, difficilement à cause de sa cécité, dans tous les Etats Unis. Il imite, au piano et au chant, le style doucereux de Nat King Cole, très populaire à l’époque. Mais, il le reconnaitra plus tard, il n’était pas fait pour être un crooner! Il joue ensuite dans des orchestres de danse. Il s’installe à Seattle où il rencontre Quincy Jones, grand trompettiste de jazz et surtout futur arrangeur et producteur de Michael Jackson ! Ils resteront très liés et Q. Jones produira plus tard de très importants albums de Ray Charles. Il accompagne aussi des grands bluesmen. Ce qui va fortement influencer son futur style où le blues sera toujours omniprésent.
Au début des années 50 il signe un contrat avec le superbe label Atlantic. Les producteurs « éclairés » de ce label lui laissent toute liberté de création pour ses enregistrements. Moment essentiel qui va amorcer le « décollage » de R.Charles vers de nouveaux horizons. En 1955, avec son premier tube « I got a woman », le grand public découvre l’originalité profonde de la musique de Ray Charles. Incroyable « cross over ». Fusion de différents styles : jazz, gospel, blues, rythm and blues, soul music. Ce qui surprend le plus à l’époque c’est qu’il transgresse les codes originels du gospel qu’il respecte certes formellement mais en les profanant. Il les amène vers des phrases joyeusement charnelles. Egrillardes. Parlons clair, les paroles d’« I got a woman » signifient: « Je cherche une gonzesse pour b… » ! Les églises condamnent fermement: « impie » ! « On ne vend pas la musique qui appartient à Dieu ». De nombreux concerts sont perturbés… Le grand public s’en fout. Il en redemande !
R. Charles tourne désormais avec un petit groupe d’excellents jazzmen et idée superbe qui va contribuer à sa popularité pour tout le reste de sa carrière : il crée un choeur de (belles) chanteuses : The Raelettes (orthographié parfois Raelets). Elles « martellent » systématiquement les débuts et fin de phrases de Ray…
C’est grâce à elles que nait le célèbre thème « What I say ». A la fin d’un concert signé contractuellement pour une durée de 4 heures Ray Charles n’a plus de thèmes à proposer au public… Il dit, superbe idée, à ses choristes de dialoguer avec lui ad libitum à partir de ses improvisations vocales et pianistiques… Ainsi est né un des tubes planétaires de Ray…
En 1959 il change de label. Il signe un contrat superbement rétribué chez ABC Paramount. Il veut continuer sa percée auprès du public blanc qui achète ses disques et assiste à ses concerts
Les tubes s’enchaînent. Pour mémoire, courte liste (bien incomplète !) des plus connus : Georgia on my mind (en hommage à son état de naissance), Hit the road Jack, Hallelujah I love her so, Unchain My Heart…
Les ventes deviennent gigantesques. Les concerts font le plein dans le monde entier. 
En France Ray Charles était très populaire. Grâce à Daniel Filipacchi et Frank Ténot. Qui, à la fin des années 50, diffusaient sa musique dans leur mythique émission « Pour ceux qui aiment le jazz » sur Europe 1. Mais qui programmaient aussi ses tubes dans leur émission «Salut les copains », toujours sur Europe 1. En fin d’après midi après le lycée les adolescents amateurs de yé-yé ont ainsi découvert la soul music de Ray Charles. Moult d’entre eux sont ainsi devenus des jazzfans…
Le cérémonial de ses concerts était étonnant. L’orchestre jouait sans lui quelques morceaux puis le maitre de cérémonie hurlait : «Mesdames et messieurs veuillez accueillir The Genius… Mister Ray Charles… ». Ray apparaissait alors en dansant maladroitement, soutenu par son « valet », avant, tout courbé, de s’installer au piano où il allait jouer en se balançant en d’amples mouvements de son corps… Nos lecteurs ayant assisté à ses concerts à Pau ou à Marciac doivent s’en souvenir, émus…
Sa voix brûlante, écorchée au bord de la déchirure est inoubliable.
Ray : personnage hors norme. Impossible d’évoquer toutes les étonnantes facettes de sa personnalité dans l’espace limité de cette chronique.
Ray Charles a vendu plusieurs dizaines de millions d’albums et a profondément influencé la musique du 20ème siècle. Elvis Presley, les Rollings Stones, et Stevie Wonder, entre autres se sont dit influencés par sa musique…